· 

Etre soi ensemble

Je me souviens, dans une conférence, il y a longtemps, de la parole d’un écrivain qui disait ne pas lire. « Je ne lis pas », disait-il. Et cet aveu m’avait semblé scandaleux… Comment pouvait-on aimer écrire sans aimer lire ?

Aujourd’hui, je comprends autrement cette parole. Plongé dans le bruit des autres, cet écrivain avait, sans doute, du mal à explorer le son de sa propre voix. Se couper de la lecture lui évitait le bruit, l’écartait des mots des autres pour mieux l’autoriser à déterrer les siens. Ne pas lire, c’était se mettre à l’écoute de soi.

Vous l'aurez compris : j’adore lire. J’ai beaucoup d’amis livres dont j’adore la voix et qui m’inspirent. J’ai aussi souvent besoin d’être seule. Dans la solitude et le silence, je me mets en lien avec mes intérieurs. J’absorbe l’écho des voix du monde et je construis. Je me délecte et je me baigne. Je cisèle. Un univers. C’est cet univers que je pourrai un jour partager. Dans un écrit, un dessin, une broderie, un spectacle.

 

Rester en lien avec soi, avec les autres. Un équilibre précaire qui est au cœur de ma pratique d’ateliers.  Comment partager ces chemins d’intériorité (le retour à soi, le silence) avec des enfants ou des aînée·e·s ? Comment ? Dans des contextes, je dirais, aussi peu favorables à la singularité, que l’école ou la maison de repos ? Comment être soi ? Comment être ensemble ?

Transmettre une démarche artistique dans une institution (école, maison de repos) relève du paradoxe voire de l’équation impossible. L’école est un lieu « obligatoire ». L’école est un lieu où, la plupart du temps, on s’adresse à l'élève comme membre d’un groupe et non comme un individu singulier.  Le système globalement (horaires, cours, examens) est normé. Dans le contexte scolaire, les enfants ne choisissent pas de participer à mon atelier. Cet atelier artistique a été voulu par le professeur et leur est imposé. Or créer ne peut se faire par obligation. Créer est un élan de vie, un élan interne qui ne peut être dicté.

Comment dans ce contexte « normé », amener chaque personne (enfant ou aîné·e) à se relier à soi ? Sans imposition ?

À cette question, j’ai plusieurs réponses qui sont des pistes d’exploration plutôt que des solutions. Des pistes précaires parfois. Ainsi le silence est, dans ma pratique d’artiste, un ingrédient indispensable. Or faire silence dans une salle de classe est illusoire. Il y a toujours une collègue qui frappe à la porte, une sonnerie qui sonne, un bic qui tombe bruyamment sur le sol, un enfant qui entame une parole, un rire, un soupir… J’ai, depuis longtemps, renoncé à l’absence de sons. J’essaye cependant de créer une écoute fine, par exemple, par l’attention minutieuse aux vibrations d’un bol de méditation, par la délicatesse d’une musique ou par la conscience de sa propre respiration.

Cette « approche du silence » initie aussi la création d’un cadre sécurisant. Se relier à soi demande d’oser être différent. Oser lire ce que j’ai écrit devant les autres, oser explorer le mouvement, oser dessiner... L’enfant ou l’adulte doit se sentir en confiance, être certain de ne pas être jugé. Cette confiance se construit, par exemple, par l’écoute de la parole de l’autre, par la capacité à prendre la parole en « je » ou à élaborer des commentaires positifs. Oeuvrer à suspendre le jugement sur soi, à suspendre le jugement sur l’autre.

Je mets enfin sur la table une variété de propositions. À la joie de la surprise (« Oh aujourd’hui, on danse ! ») s’ajoute celle de se découvrir autrement (« Je ne savais pas que je savais danser, broder, écrire…»). S’ouvre aussi la possibilité de se découvrir et de se comprendre (« Suis-je plus heureux en dessinant ou en lisant ? En dansant ou en brodant ? »).

Ces quelques éléments posés aident - je pense - à rencontrer ses élans de créativité et par là, à trouver une place neuve dans le groupe.

Alors, l’enfant de 8 ans ou l’aîné·e de 82 ans ose tel mouvement qui étonnera les autres, fait une proposition graphique que nous trouverons originale. Un regard curieux voire admiratif est posé sur le dessin, le poème, la broderie ou la danse. La confiance gagne et ce premier acte créatif pourra être poursuivi.

Cette audace permettra aussi, peut-être, à un·e autre, d’aller à la rencontre de sa propre singularité. Lire un livre qui m’inspire augmente mon envie d’écrire. Parfois donc, l’autre invite, par sa propre créativité, à développer la reliance à soi, à explorer sa propre intériorité. L’acte créatif agit par contamination. L’artiste n’impose pas (par en haut) des activités au groupe, comme on imposerait une nouvelle norme. Bien plutôt, l’artiste infiltre le groupe avec des propositions. Et c’est de l’intérieur du groupe que la matière se propage, de façon un peu incertaine (qui sait si les propositions auront un écho ou non?) mais aussi en respectant profondément les élans de chacun.

 

Chaque audace de se rencontrer soi-même, d'aller toucher sa vulnérabilité, de vivre sa singularité, diffuse une lumière unique et rayonnante dont le collectif finit toujours, tôt ou tard, par profiter.

 

J’ai la conviction profonde et, peut-être naïve, qu’un beau et grand changement est en train d’arriver par le nouveau regard que cet enfant pose sur son dessin, par la fierté de cette dame de 90 ans qui vient de créer un motif de broderie alors que toute sa vie, elle a recopié des grilles. Je crois à l’élan de cette jeune fille de 8 ans qui danse devant les autres, purement joyeuse. J’ai foi en ces petits changements-là. Ces changements intimes qui dessinent de nouvelles politiques. Des politiques où nous nous savons à la fois vulnérables et puissants, seul·e·s et ensemble, relié·e·s à soi et profondément en lien avec les autres.

 


Florence A.L. Klein

Dessin : Coline Sauvand

Photos : Laurent Thurin-Nal