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Ecrire avec le corps

Écrire un spectacle, tout en donnant des ateliers, m’emmène toujours dans un double mouvement. Je suis simultanément en train d’inventer comment écrire mon nouveau spectacle et de me demander comment j’invente, afin de pouvoir partager mon processus avec des publics.

De l’examen de cette dernière question (comment j’écris ?) se dégage une constante : quand j’écris, j’écris peu….

Contrairement à d’autres écrivains peut-être, je passe peu de temps à ma table de travail. Pourquoi ce besoin de broder, de dessiner, de marcher alors que je suis en train d’écrire ?
Pourquoi ne puis-je pas rester « gentiment » assise à ma table ?

Écrire avec le cerveau et la main

Rester assis est une posture sage et souvent demandée…à l’école !
Cette même école où, lorsque j’étais enfant, il était assez mal vu qu’au lieu d’écrire, je dessine…

Cette même école, où je n’aurais jamais jamais osé esquisser le moindre petit pas de danse tant le corps figé et rigide semblait être une norme absolue et indépassable.
Cette même école où l’on m’a beaucoup demandé d’écrire…avec ma tête !

Comme jeune écrivaine, je pensais qu’écrire, c’était ce qu’on m’avait demandé à l’école : m’asseoir à une table et réfléchir réfléchir, penser penser, pour trouver trouver ce que je voulais dire et triturer triturer mon cerveau mignon pour en extraire (comme on exploiterait une mine ou un puits), pour en extraire donc (comme on extrait du jus, du jus de cerveau en l’occurrence). Donc écrire, quand j’étais jeune écrivaine, était, je pensais la faculté d’extraire de mon cerveau des mots, des idées et des histoires, un jus de salmigondis de plein d’idées que plus j’en aurais mieux ce serait…du jus de cerveau s’il vous plait, encore un petit verre (…) !

Tout l’enjeu de l’écriture, pour la jeune écrivaine aspirante que j’étais, était donc d’avoir de bonnes idées (si possible beaucoup).

Voilà donc ce que je pensais jeune écrivaine ! Par conséquence de l’école et de cette manière d’envisager l’écriture, écrire était très difficile. Je sortais péniblement quelques pages que je relisais mille fois, toujours insatisfaite de la tournure d’une phrase ou du chaloupé d’un mot, ne comprenant pas très bien ce que je tentais d’écrire, toujours assise sur ma chaise jamais contente de mes idées, ni de mes agencements…bref, écrire était un gros effort…mental !

Dans le titre de cet article, « Écrire avec le corps », ce qui est important c’est le AVEC car il ne suffit pas juste d’avoir un corps pour écrire avec son corps. Quand j’étais une jeune écrivaine, j’écrivais juste avec ma main et ma tête. Sans le reste. Ni orteils, ni omoplates, ni rétine qui brille, ni les lobes gracieux des oreilles. Pas d’odorat. Pas de toucher. Pas de goût. Et  surtout pas de sens profond. Le sens de soi au fond de soi-même. Les sensations internes. Quand j’étais jeune écrivaine, je savais écrire écrire coupée de moi, avec juste le cerveau qui mouline, mouline. Ce n’est pas comme ça que j’aime écrire. J’aime écrire avec le corps.

Écrire depuis le silence du corps

Des heures et des heures de méditation et de yoga plus tard, des centaines de marches dans la forêt plus tard, de nombreuses heures de danse, de broderie et de dessin, plus tard, je comprends aujourd’hui que, pour moi, écrire ne consiste pas à demander à mon mental de chercher des bonnes idées…Ce qui m’intéresse, ce sont les idées justes. Les bonnes idées se dénichent à coup d’extracteur de jus de cerveau. Les idées justes ont cette harmonie un peu fragile qui permet de se dire et de dire le monde dans un même mouvement.

Pour créer cette harmonie, je tente d’équilibrer mes émotions, mon mental et mes sensations corporelles. Alors l’écriture vient à moi. L’écriture vient à moi car je crée un état de disponibilité. Un état qui me permet d’écouter. Écouter le monde extérieur oui, à travers des lectures, des échanges, des expériences, des rencontres.  Écouter surtout « ce qui écrit en moi ». Cette voix singulière qui m’appartient et qui ne se révèle que dans le silence du mental. Comme si, la parole singulière que je porte (et que chacun porte) ne pouvait advenir que dans le silence. Quand j’écris, j’écoute. Je suis plutôt celle qui reçoit que celle qui crée. Si je suis disponible, l’histoire se fait à travers moi.

Je n’écris donc pas depuis un endroit agité du mental mais depuis un lieu calme de mon être. Trouver ce lieu calme est un exercice de funambule dans le bruit du monde. Ce lieu calme est, en partie mon corps libéré des tensions, la pulsation de mon cœur et l’écoute de la respiration. Ma tâche en tant qu’écrivain est surtout d’accueillir ma voix singulière, de transcrire ce qui me vient, puis de jouer à assembler les bribes de mots et d’histoires. Je cisèle alors ce que j’ai reçu, dans le silence de mon être, avec l’amour des mots.

Stratégies de ralentissement

Curieusement, le rythme du corps est plus lent que le rythme du mental. C’est un phénomène que je ne m’explique pas encore très bien. Je sais juste que quand je « descends » dans mon corps, (peut-être parce que j’y rejoins le monde végétal), tout va plus lentement…

J’ai donc mis en place des stratégies de ralentissement. Des stratégies pour empêcher mon mental de produire des tas d’idées, d’aller trop vite, pour l’obliger à ralentir et à se mettre au rythme du corps. L’ordinateur par exemple va trop vite pour mon corps. Je n’écris jamais à l’ordinateur. Il vient me rejoindre en fin de parcours pour partager mon écriture avec les autres.  Pour retrouver l’harmonie corps-cœur-respiration-émotions-mental, j’ai élaboré encore d’autres stratégies de ralentissement : écrire à la plume, par exemple, ou écrire en mêlant calligraphie et dessin. Cette lenteur me permet d’accueillir ma voix singulière. Cette voix qui n’appartient qu’à moi. Pour me donner courage et confiance, et pour ralentir encore peut-être, je brode. C’est très lent. Mais la broderie me donne la confiance de la création. Je sais qu’un point à la fois, la fleur que je brode finira par apparaître. Comme quand j’écris, je sais qu’une phrase à la fois, le texte finira par s’écrire.

Le poème singulier que tu es

En atelier, avec les enfants, avec les anciens, je partage ce processus. Nous écrivons peu. Nous brodons, nous cultivons le silence, nous dessinons, nous dansons. Et toujours je porte cette flamme vive, je sais que chaque personne, sur mon chemin, a une voix singulière : un mot, une phrase, une histoire ou même un livre, qui n’appartient qu’à elle, qu’à lui. Cette fragile expression en harmonie avec le monde et dont le monde a besoin. C'est si beau, quand  parfois,émergent, au cours d'un atelier, ces voix singulières. Chacune est un poème. Un poème qui vient du corps et qui seul avec le corps, s’écoute.

 

 

 

Florence A.L. Klein

Photo d'atelier à l'école de Bray-Cité : Laurent Thurin Nal.