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La joie de l'expérience

A l’école de Bray Cité où je mène un atelier Art à l’École en partenariat avec l’enseignante, Julie Delescole, dans le cadre de ma résidence à ékla pour l’écriture d’ODESSA NOTRE ODYSSÉE, il m’est arrivé une petite aventure qui est venue résonner avec la singularité d’une certaine manière d’être au monde en tant qu’artiste.  

Au cœur de ce mars 2021 qui s’éveille lentement au printemps. C’est, de cette petite aventure, que j’ai envie de vous faire le récit….

Le ressenti de l’arbre

Ce jour là, je travaillais avec les enfants de la classe de Julie (deuxième primaire) autour du ressenti de leur arbre généalogique. Ma question était : comment traduire de façon plastique le ressenti de sa famille ?

J’avais proposé aux enfants de créer une composition avec des morceaux de papier découpé, suggérant de chercher des assemblages, de faire et de défaire jusqu’à trouver une composition qui leur plaise. Pourtant les enfants n’ont ni assemblé ni composé ni fait et défait. Ils ont, pour la plupart, pris un morceau de papier découpé pour le contourner avec un crayon produisant ainsi IMMEDIATEMENT un dessin (donc un résultat).

Face à ma perplexité, l’institutrice me dit, avec une belle acuité : « En fait, ils n’ont pas l’habitude de faire des expériences. »

Autrement dit, les enfants face à l’idée d’explorer, de faire un essai, de réajuster en fonction, de réessayer, de se tromper, de reprendre, d’observer et d’évaluer, puis de corriger, d’améliorer, bref, de chercher. Les enfants, me dit cette institutrice à la belle acuité, n’ont pas l’expérience de faire une expérience…

Je venais donc de faire l’expérience d’une non-expérience. Et de cette trajectoire qui dévie, naît cet article….

La fabrique des certitudes

Je me souviens de ces cours de mathématique à l’école primaire où l’on me demandait de trouver en combien de temps un train roulant à X kilomètre-heure parcourait telle distance et à quelle heure il arriverait sachant que...

 

Cet exercice a une réponse exacte et attendue. Personne, dans ces cours de mathématique, ne parlait de toutes les inconnues : le retard de train, l’engouement amoureux soudain sur le trajet, l’arrêt manqué, la voisine qui s’endort et le voisin qui renverse son café. Bref, le sel de la vie n’est pas dans le calcul. Le sel de la vie ne fait pas partie des « attendus ». La beauté du trajet en train encore moins : jamais il ne m’a été demandé de dessiner le train ou le chemisier fleuri de ma voisine de wagon ou d’imaginer les paysages. Jamais non plus : « quelle place a le train dans ta vie personnelle ? En as-tu des souvenirs marquants ? Qu’est-ce que le train t’inspire ? Préfères-tu le train à la voiture ? »  Cet exercice de calcul, s’il avait le mérite de m’apprendre le calcul, avait aussi l’inconvénient d’évacuer bon nombre de composantes de mon être : ma sensibilité, mon histoire, mon imagination, mon goût du beau…

Ouverture de parenthèse (Bien entendu, toute ressemblance avec une situation particulière que nous vivons actuellement où la sensibilité, l’histoire, l’imaginaire sont éclipsés, évacués, ignorés, au profit de données chiffrées, est totalement fortuite !) Fermeture de parenthèse

Composer avec l’imprévu

Créer un spectacle, c’est toujours d’abord faire une expérience. Une expérience qui comporte, au début du « plan », de nombreuses inconnues. Par exemple :  quelle équipée singulière formeront les artistes que je réunis ? À quoi ressemblera le spectacle finalisé ? Où sera-t-il joué ? À quel public va-t-il s’adresser ?  

Au commencement de l’écriture, il y a une infinité de paramètres que je ne maîtrise pas. Pour filer la métaphore : il m’est absolument impossible de calculer l’heure d’arrivée du train. Face à ces incertitudes, j’ai appris à lâcher mes peurs une à une pour faire confiance. Je regarde le paysage, me laisse aller à mes transports amoureux, j’accepte de me donner entièrement à l’expérience que je suis en train de vivre.

De même, en chemin, avec les enfants, j’essaye de ralentir, de donner le temps au temps, de prendre surtout, avec et pour eux, le temps de l’observation. Une observation fine qui laisse la place aux sensations corporelles, qui invite à participer au monde de tout son être réuni. Nous essayons aussi de nous défaire des jugements, de l’attente de produire un « bon résultat ». Faire une expérience, c’est accepter ce qui est, sans vouloir absolument en tirer des conclusions. Un arbre généalogique, par exemple, n’est jamais réussi ou raté. Il est ce qu’il est. Je m’attache à le décrire, à en parler. Sans juger. Le jugement sur soi ou sur l’autre, empêche souvent de voir ce qui est, d’observer vraiment. Le dessin, l’arbre, le ciel, l’œuvre en papier découpé. Le jugement est un frein majeur à nos élans créatifs et à notre amour de soi (ces deux-là allant souvent de paires…)

 

Se laisser guider par la joie

À ce rythme, avec la suspension du jugement, le temps de l’observation, le temps du corps et celui de l’être, l’heure d’arrivée n’est pas très claire… mais, quoiqu’il en soit, je dois « croire » que je parviendrai à faire un spectacle ou à trouver un assemblage de papier découpé qui me plaira. Même si aujourd’hui, j’ai entre les mains, tout un fatras d’incertitudes, même si aujourd’hui, il me semble que le papier vert et le papier rose ne fonctionnent pas bien ensemble et ne représentent pas du tout ma famille. Je cultive la confiance, je l’arrose, je la soigne avec de petits gestes conscients, en prenant le temps.

Nageant dans mes eaux incertaines, je peux me détendre et me laisser guider par le plus précieux des guides : la joie. C’est souvent elle qui montre le chemin de l’œuvre. Une œuvre qui n’est pas d’abord un résultat mais bien une composition : le savant assemblage de nombreuses expériences !  
 

Photo d'atelier : Sophie Lebrun